CHAPITRE XII

 

Cora Van Stuyvesant et Frank Barton arrivèrent la semaine suivante, mais heureusement leur première visite fut de courte durée. Comme ils étaient américains, j’eus du mal à les comprendre et leurs mœurs me déroutèrent fort. Oncle Frank se montra assez aimable, mais je fus tout de suite frappé par les poches soulignant ses yeux fuyants et son air égrillard. S’il avait un penchant pour les femmes, il veillait plus encore sur ses intérêts. Dès le premier jour, il m’intrigua en m’empruntant un peu d’argent. Cherchait-il à me mettre à l’épreuve ? Dans ce cas, devais-je me montrer généreux – j’étais bien loin de l’être – ou devais-je au contraire refuser tout marché en m’attirant son ressentiment ? Oh ! et puis au diable, l’oncle Frank !

Cora, au contraire, m’intéressa beaucoup. Elle portait bien une quarantaine dépassée et cherchait par tous les moyens à en dissimuler les marques. Ses façons mielleuses ne me trompèrent point, lorsqu’elle déclama à l’adresse d’Ellie :

— Ne pensez plus à ces méchantes lettres rédigées dans un moment de colère, ma chérie. Vous devez comprendre que ce mariage imprévu ait pu me déconcerter. J’admets, à votre bénéfice, que c’est Greta qui vous a poussée à agir derrière notre dos.

— Ne blâmez pas Greta, Cora, elle n’a fait qu’obéir à mes ordres. Je voulais éviter des histoires…

— Très prudent de votre part. Ma chère, tous vos hommes d’affaires en étaient livides. Ils craignaient sans doute d’encourir des reproches pour n’avoir pas mieux veillé sur vous. Ils ne savaient rien de Mike et ne pouvaient se douter à quel point il est charmant.

Ce disant, elle m’adressa le plus faux sourire que j’aie jamais vu. Je devais être la personne que Mrs. Van Stuyvesant haïssait le plus au monde, et je mettais son amabilité forcée sur le compte de Lippincott qui avait dû lui donner quelques conseils dès son retour aux États-Unis. Il s’occupait en ce moment de la vente d’une propriété d’Ellie, dont le profit irait à Cora… à condition que cette dernière se garde de répandre des propos venimeux sur l’époux de sa belle-fille.

Personne ne parla du dernier mari de Mrs. Van Stuyvesant et j’en déduisis, d’après ce que m’avait appris Ellie à son sujet, qu’il s’était peut-être envolé avec une nouvelle conquête. Il ne laisserait pas grand-chose à sa femme, car il l’avait, paraît-il, attirée par sa virilité, faute d’un compte en banque, que sa jeunesse et son goût de l’aventure laissaient à jamais démuni.

Menant une existence excentrique qui lui coûtait fort cher, Cora ne pouvait se permettre de refuser l’offre de sa belle-fille, ce qui la poussait à me faire bonne figure, durant son séjour à Londres.

Cousin ou « oncle » Reuben n’était pas venu mais il avait écrit une lettre, apparemment gentille, dans laquelle il souhaitait beaucoup de bonheur à Ellie, bien qu’il doutât qu’elle pût se plaire en Angleterre. « Si la vie là-bas vous pèse un jour, disait-il, revenez directement aux États-Unis. Vous pourrez toujours compter sur le vieux Reuben pour vous y accueillir les bras ouverts. »

— Il semble être un bon type, avais-je suggéré à Ellie.

— Oui. Son ton manquait néanmoins de conviction.

— Vous sentez-vous attachée par une affection quelconque à l’un d’entre eux ?

— Ma foi… non. Cela vient peut-être de ce que nul lien familial ne nous unit. Je garde un très bon souvenir de mes parents, quoique maman soit morte alors que je n’étais qu’une petite fille. Mon grand-père se disputait souvent avec Daddy auquel il reprochait son manque d’énergie pour les affaires. Il n’aimait que la pêche. Mes deux oncles me fascinaient et, dans un sens, leur vie luxueuse de garçons riches les rendait à mes yeux plus intéressants que Daddy, devenu très triste depuis la mort de maman. Je ne comprends pas ce qui l’a poussé à épouser Cora… Lorsque mon père et mes deux oncles eurent disparu, mon grand-père plaça tout son argent dans des affaires solides après qu’il en eut cependant réservé une partie pour des œuvres de charité et des hôpitaux. Il mit quelques actions au nom de Cora et de Frank, le mari de sa fille, morte, elle aussi.

— Mais le trust qu’il avait fondé devait vous revenir ?

— Oui et cela le tourmentait. Il s’efforça d’arranger ses papiers pour que personne ne puisse me léser.

— En employant Andrew Lippincott et Stanford Llyod. Un homme de loi et un banquier.

— Exactement. J’ai cependant été étonnée de sa décision de me laisser hériter le jour de ma majorité et non, comme cela arrive souvent, à l’âge de vingt-cinq ans. Mais j’oubliais… que je suis une fille.

— Je ne comprends pas ?

— Mon grand-père affirmait que si une fille n’a pas acquis de bon sens à l’âge de vingt et un ans, elle n’en aura jamais, tandis qu’un garçon demande plus de temps pour mûrir. Il m’a dit qu’il me trouvait intelligente et bien que je n’aie pas beaucoup d’expérience de la vie, que je saurais toujours juger avec lucidité les personnes rencontrées sur mon chemin.

Pensif, j’avais remarqué :

— Je ne crois pas qu’il m’aurait regardé d’un bon œil.

Avec sa franchise habituelle, Ellie admit :

— Il aurait été horrifié… du moins au début. Mais il se serait vite habitué à vous.

— Pauvre Ellie…

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Vous êtes entourée de trop de gens qui dépendent de vous. Ils attendent tous quelque chose de vous sans pour cela se soucier des sentiments qui sont en vous.

— Je crois qu’oncle Andrew m’aime beaucoup. Il s’est toujours montré gentil envers moi. Les autres… vous avez raison, ils ne viennent me voir que lorsqu’ils ont besoin d’aide financière. Mais maintenant que je vais vivre en Angleterre, je ne serai plus forcée de les supporter. J’en ai fini avec eux.

En cela, elle se trompait et nous devions le découvrir bientôt.

Stanford Llyod arriva à son tour chargé d’un énorme dossier de paperasses, et la conversation qu’il eut avec Ellie au sujet de ses entreprises fut pour moi de l’algèbre. J’espérais que le bonhomme se montrait honnête, mais j’aurais été bien incapable de m’en assurer.

Son air respectable de banquier me paraissait presque trop évident pour être sincère. Il se montra extrêmement poli envers moi, bien qu’il me jugeât comme le dernier des voyous, si je devais en croire la froideur de son ton chaque fois qu’il m’adressait la parole.

Dès qu’il se fut retiré, je dansai de joie et embrassai Ellie.

— Cette fois, ils sont tous partis, n’est-ce pas ?

— Vous ne les aimez pas ?

— Comme vous avez dû vous sentir seule, chérie ?

— C’est vrai. Chaque fois que je me faisais une compagne dans l’école snob où l’on m’avait inscrite, on punissait la pauvre fille en l’éloignant bien vite. Si j’avais rencontré une amie sincère, j’aurais peut-être eu le courage de lutter, mais ce n’est qu’au contact de Greta que j’ai voulu m’affranchir. Sa présence et son attachement pour moi m’ont sauvée de l’ennui.

En voyant son expression heureuse, je murmurai :

— Je souhaiterais… mais je me détournai, gêné.

— Que souhaiteriez-vous, Mike ?

— Eh bien… je souhaiterais que vous ne dépendiez pas tant de Greta. À mon avis, il est mauvais de se laisser trop influencer par une étrangère.

— Mike… vous ne l’aimez pas !

— Si, si ! Mais, en dehors du fait que je la connais à peine, je souffre un peu de vous voir aussi attachées l’une à l’autre.

— Ne lui en veuillez pas. Elle est la seule personne qui a été bonne pour moi… avant que je vous rencontre.

— Mais à présent, je suis là et nous allons vivre heureux à tout jamais.

Je venais d’employer la phrase qui avait hanté mes rêves d’adolescent.

 

La nuit qui ne finit pas
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